Quel point commun entre François
Hollande, Alain Juppé, Pierre Moscovici ou Valérie Pécresse, Arnaud
Montebourg, Najat Vallaud-Belkacem et Laurent Wauquiez, Aquilino
Morelle, Fleur Pellerin, Marisol Touraine ou Emmanuel Macron? Entre les
journalistes Yves de Kerdrel, directeur de Valeurs actuelles, et Laurent
Joffrin, celui de Libération, entre l’essayiste libéral Philippe
Manière et Pascal Riché, de Rue89, Louis Dreyfus ou Emmanuel Chain? Sans
parler de ces têtes bien faites du privé, personnalités aux carrières
souvent fulgurantes, as des sciences, de l’art ou de la défense
nationale? Tous, à un moment de leur vie, entre 30 et 40 ans, ont été
jugés comme ayant un très haut potentiel. À ce titre, par promotions
d’une dizaine, ils ont été invités, avec autant de jeunes homologues
américains – Bill et Hillary Clinton en leur temps -, à participer au
programme des Young Leaders de la French-American Foundation.
Destinée à favoriser les liens entre la
France et les États-Unis, la fondation est née en 1976, durant des
heures d’antagonisme entre les deux nations. Elle a été baptisée lors
d’un dîner aux États-Unis entre les présidents Gerald Ford et Valéry
Giscard d’Estaing. Les Young Leaders, eux, sont nés en 1981, avec pour
parrain l’influent économiste franco-américain de Princeton, Ezra
Suleiman. Le programme, financé par des mécènes privés, s’étale sur deux
ans, avec un séjour de quatre jours en France, un autre d’un temps
équivalent aux États-Unis, toujours dans des villes différentes,
toujours avec des intervenants de très haut niveau. La dernière session
s’est déroulée ces jours-ci à Bordeaux, chez Alain Juppé, qui avait fait
partie de la première promotion en 1981. »
« Le parrainage, la voie privilégiée »
L’actuel président de la fondation et des
Young Leaders, Jean-Luc Allavena, brillant homme d’affaires de 50 ans,
explique: «Nous cherchons et sélectionnons des personnes de 30 à 40 ans,
déjà de très haut niveau et capables de faire mieux…» Le ton est donné.
L’élitisme assumé. Suleiman, président du programme jusqu’en 2000,
raconte dans un de ses livres, Schizophrénies françaises (Grasset), que
sa mission a été de «trouver les personnes qui feraient l’opinion et
seraient les dirigeants de leurs sociétés respectives». «Le fait qu’un
nombre limité de personnes bardées de diplômes puisse être sélectionné
satisfait au plus haut point l’esprit de compétition de l’élite
française», dit-il, comme une recette du succès.Il est possible de
postuler mais le parrainage est la voie privilégiée, confirmé par un
comité de sélection. Maire UMP du Havre, Édouard Philippe, promotion
2011, indique avoir pensé se présenter avant que la fondation, plusieurs
années après et alors qu’il était déjà député, vienne le démarcher.
L’année suivante, Édouard Philippe a parrainé l’actuel secrétaire d’État
chargé du Commerce extérieur, Matthias Fekl, alors député PS. «Fekl,
explique le maire du Havre, avait été mon étudiant à Science Po. J’avais
repéré ce petit gars sympa. C’est quelqu’un de très bien et je crois
d’ailleurs qu’il n’a pas regretté d’entrer dans ce programme.»
Aujourd’hui pourtant, Matthias Fekl, promotion 2013, a interrompu sa
participation, le faisant savoir aux responsables de la fondation, un
peu surpris. «Il souhaite éviter toute situation réelle ou supposée de
conflit d’intérêt, indique son entourage. C’est son approche du mandat
public.» Un choix qui illustre la crainte, exprimée sur tout l’échiquier
politique, d’une trop grande influence des États-Unis sur les
responsables publics ou privés français. Même si son cabinet affirme que
cela n’a «rien à voir», Fekl serait-il soucieux d’assurer une distance
de sécurité à l’heure où les négociations se poursuivent entre l’Europe
et les États-Unis sur le traité transatlantique? Le sujet est sensible
en France, particulièrement depuis les élections européennes.À droite,
Nicolas Dupont-Aignan aurait demandé à ce que son nom n’apparaisse plus
dans l’annuaire des anciens. Mais, globalement, ce sont des exceptions,
même si la ministre de l’Éducation nationale n’a pas souhaité s’exprimer
sur le sujet. Pas plus que l’Élysée sur la participation de François
Hollande en 1996, au sein d’une promotion constituée de profils pointus
tels que, côté français, la directrice générale d’Artemis Patricia
Barbizet, l’avocat Laurent Cohen-Tanugi, Anne Lauvergeon, Pierre
Moscovici, l’éditeur Olivier Nora, Denis Olivennes ou François Villeroy
de Galhau, de la BNP. »
«Parenthèse hors du temps»
Président du directoire du groupe Wendel,
Frédéric Lemoine, promotion 2006, garde un excellent souvenir de sa
rencontre avec Najat Vallaud-Belkacem. «Je ne suis pas exactement marqué
à gauche, c’est un euphémisme, mais le fait de l’avoir connue m’a
permis de comprendre que sa personnalité est beaucoup plus riche que les
caricatures que l’on fait d’elle!» «Il est très important d’avoir en
France des lieux où des gens différents se parlent», plaide cet énarque
au CV en béton, qui fut secrétaire général adjoint de l’Élysée sous
Jacques Chirac, entre 2002 et 2004. Frédéric Lemoine raconte ainsi avoir
ouvert une porte sur l’art contemporain grâce à sa rencontre avec
Camille Morineau, comme lui promotion 2006, et actuellement commissaire
de la rétrospective Niki de Saint Phalle au Grand Palais. Il se souvient
aussi des récits, «dignes de James Bond», de Bruno Paccagnini, officier
supérieur, aujourd’hui en poste à l’État-major des armées. Des récits
qui, dit-il, lui ont permis de «prendre conscience de la qualité des
hommes impliqués dans les services secrets». Mais Lemoine juge que
l’intérêt de ce programme est avant tout «de rencontrer de grands
décideurs américains des milieux économiques et politiques et de
comprendre comment ils réfléchissent.» Directrice générale adjointe du
groupe BPCE, Marguerite Bérard-Andrieu, 36 ans, promotion 2012, rend
hommage à cette «parenthèse hors du temps». «Une respiration rare», qui
permet de rencontrer «des gens stimulants, hors de son cercle habituel».
Elle cite en particulier le jeune compositeur Karol Beffa, à la fois
artiste et intellectuel. Comme Lemoine, cette jeune femme passée, elle
aussi, par les cabinets ministériels écarte les éventuelles critiques
sur le mélange des genres: «Qu’un politique ne puisse pas parler à un
responsable d’entreprise, ce serait dramatique.» Quant aux liens avec
les États-Unis, elle fait remarquer que l’on est «plus pertinent dans
son éventuelle critique de la politique qui y est menée quand on connaît
bien le pays». Une remarque que Pascal Riché, directeur de la rédaction
de Rue89 et ancien correspondant à Washington pour Libération, pourrait
faire sienne. De la même promotion qu’Aquilino Morelle ou Arnaud
Montebourg, le journaliste reconnaît qu’il se fait «parfois pourrir par
des anti-américains qui dénoncent le grand Satan» pour avoir participé
au programme, ou par ceux qui «intentent des procès ridicules en
sociétés secrètes». «Ils ne se rendent pas compte, précise-t-il, de la
nécessité pour les journalistes d’être en contact avec tout le monde.»
Pascal Riché se souvient surtout de
s’être retrouvé côte à côte avec l’actuel président de la Banque
mondiale, Robert Zoellick (promotion 1994), pour une intervention sur
l’Europe et les relations franco-allemandes. Député UMP du Vaucluse,
énarque de la promotion Senghor comme Matthias Fekl, Julien Aubert se
souvient que quelques représentants locaux de l’extrême droite l’ont
aussi accusé d’être «le vassal d’une Amérique responsable des maux de
Carpentras». Sans que cela aille beaucoup plus loin. «Je n’attendais pas
grand-chose de ce programme, indique Aubert, promotion 2013, mais j’en
retire beaucoup. C’est fascinant de passer de l’espionnage industriel au
cerveau en médecine à un dîner avec des démocrates américains. On
rencontre des profils incroyables.» Aubert, proche de Fekl, se rappelle
s’être ligué avec lui pendant leur séjour aux États-Unis «et avoir
bataillé contre certains éléments de leur groupe, de méchants libéraux
qui tapaient sur les énarques». Pour autant, le député UMP du Vaucluse
reste prudent: «Moi qui fais de la politique, je ne suis pas très
demandeur de relations avec tel ou tel du privé qui pourrait vouloir
faire jouer ses relations.» »
« La députée UMP Valérie Pécresse,
promotion 2002, parrainée par Alain Juppé à l’époque, complète: «Je ne
suis pas naïve dans les relations transatlantiques, mais les Young
Leaders n’ont jamais interféré dans mon activité professionnelle.»
L’ancienne ministre du Budget n’est pas d’accord sur tout, loin de là,
mais trouve de nombreuses vertus dans la dynamique des États-Unis. Si
elle a, «en vain», tenté de convertir «au réchauffement climatique» une
partie de son auditoire d’alors, proche de l’Administration Bush, elle
reconnaît avoir apprécié «leur confiance dans le progrès». En
particulier sur le dossier sensible du gaz de schiste: «Eux disent, OK,
il y a un problème environnemental mais on va le résoudre. Nous en
France, on dit qu’il y a un problème et qu’il faut donc tout bloquer.
Aujourd’hui, ce sont eux qui sont en pointe dans la recherche sur les
alternatives.»«Plutôt que de parler d’influence, je parlerais de
compréhension. Ce n’est pas un réseau très organisé et l’aspect plaisir
dominait le tout», note pour sa part François Villeroy de Galhau,
directeur général délégué de la BNP. «C’est un réseau intellectuel
d’idées constitué de profils très éclectiques», ajoute Bruno Erhard,
promotion 2003, directeur des affaires publiques pour la France chez
Merck et ancien délégué général de l’Institut Montaigne. Avec de
nombreux anciens Young Leaders français et américains, il s’est retrouvé
le 5 juin à Caen pour une journée d’échanges liée à l’anniversaire du
Débarquement en Normandie. Une journée organisée par la French-American
Foundation et la Chambre américaine de commerce en France, présidée par
Clara Gaymard. Cette dernière, présidente de General Electric France,
est, par ailleurs, membre du conseil d’administration de la fondation.
Leur prochain événement, le gala annuel, qui rassemble des centaines de
personnalités du monde politique et économique, aura lieu le 7 novembre,
Salle Wagram à Paris. Il sera présidé par Christine Lagarde, présidente
du FMI, sous le patronage du ministre des Affaires étrangères, Laurent
Fabius, et de l’ambassadeur des États-Unis en France, Jane Hartley.
L’élite, on vous dit. »